Comment l’expliquer à mes enfants ? Les identités meurtrières

Article : Comment l’expliquer à mes enfants ? Les identités meurtrières
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12 avril 2019

Comment l’expliquer à mes enfants ? Les identités meurtrières

Je cherche un moyen d’expliquer l’inexplicable à mes enfants : pourquoi des frères et des sœurs décident de tuer leurs propres frères et leurs propres sœurs pour une idéologie, pour un dogme, pour rien d’objectif, en fait ? Je vous propose de m’accompagner dans ma réflexion afin de trouver une manière d’expliquer à mes enfants l’inexplicable.

Imigongo
Imigongo. Crédits E. Leeuwerck

J’avais commencé ma réflexion, la fois passée, par le début, le 7 avril à Kanombe ou en tous les cas, ce que je croyais être le début… Mais le 7 avril 1994 à Kanombe, ce n’est pas le début. L’exécution du génocide c’est la fin, l’aboutissement d’une construction ou plutôt, d’une déconstruction de l’identité qui a commencé avec l’arrivée des colons et de leur vision du monde. C’est en relisant ce texte, que j’avais publié sur ce blog le 8 avril 2014, que je m’en suis rendu compte :

Rwanda, l’origine des identités meurtrières

Il n’y a pas d’ethnie au Rwanda : tous les rwandais parlent le Kiniarwanda, mangent l’isombe avec des haricots. Pourtant, il y a 20 ans, des rwandais décident d’éliminer d’autres rwandais sur base de leur appartenance ethnique, une grande contradiction et absurdité de l’Histoire. Comment se sont construites ces identités meurtrières ?

En Belgique, oui, on a un problème ethnique. De par les langues différentes, nos vecteurs culturels ne sont pas les mêmes. Donc oui, on peut parler d’ethnies mais sur base culturelle. Les ethnies biologiques n’existent pas, en tous les cas naturellement, tout comme les races. Par contre, on peut les créer artificiellement, en sélectionnant un ensemble de caractères au cours d’une succession de générations, des caractères subjectifs principalement physiques et représentatifs de moins de 0,01% du patrimoine génétique total d’un individu – absurde, non ? – comme la couleur du poil, forme de la gueule, taille au garrot. Là, on parle de race canine, on s’en doute. Mais peut-on ou a-t-on fait de même avec des êtres humains ? Oui. Les belges l’ont fait – étant moi-même belge et vivant au Rwanda, je me permets de cracher dans ma soupe.

Charles Darwin est l’un des scientifiques que j’admire le plus. Pour sa théorie de l’évolution (au même titre que Wallace, mais Darwin encore plus) mais surtout pour sa publication « la filiation de l’Homme » où il avance que la « sociabilité et l’empathie ont été sélectionnés pour la réussite évolutive de l’Humain ». Mais la notion de race a un poids et un intérêt politico-économique trop important pour les sociétés occidentales, le « Darwinisme social » une chimère pseudo-scientifique – jamais cautionnée par Darwin lui-même – créée au 19ème siècle sur la base des théories de l’évolution toutes fraîches devient un moteur idéologique des colonisations : la survie des plus « aptes » au sein même des sociétés humaines.

En 1916, en pleine guerre mondiale, les belges chassent les allemands du Rwanda et occupent tout le territoire du « Rwanda-Urundi ». En 1919 le traité de Versailles attribue officiellement le Rwanda à la Belgique. Le Rwanda va rester sous tutelle belge jusqu’en 1961.

L’Eglise catholique sera présente dès les premiers moments de la colonisation tout comme les ethnologues belges arrivés avec les colons qui définiront, sur base d’études biométriques sur des milliers d’habitants locaux – similaires à celles que les nazis effectueront quelques années plus tard – trois types ethniques : les Pygmé ou Twa, les Hutu et les Tutsi. La première vague de père blancs, francophones, qui débarque au Rwanda aux prémices de la colonie est désireuse de faire correspondre la répartition des peuples tels que décrits dans la bible à ce qu’ils voient sur place, ils assimilent les titres honorifiques et l’organisation sociale des sujets du Mwami – Roi avant la colonie – à des différences de races ou ethnies2  3 4. Dans l’organisation traditionnelle de la société, un aristocrate était nommé « Tutsi ». Pouvait également être Tutsi une personne possédant un certain nombre de vaches. Les pères blancs figent alors cette organisation sociale au moment de leur arrivée en hiérarchie raciale. Les Tutsi seront qualifiés de « caucasiens négroïdes » descendants des hamites, les fils de Cham, selon la table des peuples de l’Ancien testament. Cham, Chem ou encore Kem est le fils de Noé qui, pour avoir vu son père nu et ivre, sera maudit, coloré en noir et dont la descendance devra servir les descendants de ses frères, c’est à dire, les autres peuples5. Le moteur idéologique de la colonisation et de l’esclavage en quelque sorte. Les Hutu quant à eux seront considérés comme négroïdes de race bantoue. Cette classification raciale rencontre quelques contradictions puisque par exemple, au sein d’une même famille, une personne nommée comme Tutsi grâce à son cheptel pourra avoir un frère Hutu, sans vaches6.

La division du travail se basera évidemment sur ces critères d’apparence raciale. Les Hutu seront associés à une activité d’agriculture et les Tusti aux traits « occidentalisés » seront chargés des tâches politico-administratives. Une fois cette division de la société imposée et les critères raciaux hiérarchiques assimilés chez les colonisés, l’hérédité des privilèges est mise en place pour figer le système pour les générations à venir : lors d’un mariage mixte, les enfants seront automatiquement Hutu, et donc, perdent les privilèges qui reviennent aux Tutsi. En 1931, la carte d’identité ethnique sera instaurée, elle perdurera jusqu’en 1994.

Le dessein de l’Eglise catholique était de reconstituer, sur le territoire du Rwanda, en marge de tout ce qui pouvait se passer dans le monde, l’idéal catholique médiéval : une aristocratie locale, des serfs et l’Eglise au milieu du village. Le pouvoir colonial et l’Eglise travaillant main dans la main, cette structure sociale se mit rapidement en place et perdurera pendant des décennies. De plus, l’efficacité des missionnaires pour s’intégrer dans des territoires reculés était telle que l’Eglise catholique était le partenaire incontournable de l’administration coloniale pour la gestion des communautés. Avec ce système de différenciation racialo-sociale sous le couvert pseudo-scientifique du Darwinisme social, les classes sociales étaient scellées et hermétiques, véritable fascisme africain en action.

2La notion de race n’existant pas, j’utilise le terme comme il était utilisé à cette époque.

3 Jean-Pierre Chrétien, Marcel Kabada, Rwanda, racisme et génocide, l’idéologie hamitique, Belin (2013), ch.I

4« Le sabre, la machette et le goupillon, des apparitions de Fatima au génocide Rwandais », Leon Saur, Ed. Autre Regard, 2004

5Genèse 9

6« Le sabre, la machette et le goupillon, des apparitions de Fatima au génocide Rwandais », Leon Saur, Ed. Autre Regard, 2004


Quelques remarques par rapport à ce texte…

Le texte est très dur, je sais… Il a été écrit il y a 5 ans et je ne pense pas que je l’écrirais de la même manière si je devais traiter le sujet à nouveau. Pourquoi est-ce que je ne l’ai pas réécrit pour l’occasion ? Parce qu’il reflète la colère ; il est émotionnel et je voulais faire ressentir l’émotion de la prise de conscience de l’absurdité des massacres qui ont eu lieu au Rwanda. Cependant – attention hein ! – je reste factuel et je précise, bien évidemment, mes sources.

En ce qui concerne les sources, le bouquin de Léon Saur « Le sabre, la machette et le goupillon », offert par un ami le jour avant notre départ, ma compagne et moi, pour le Rwanda a été, lors de sa lecture et sa relecture, autant de coups et de révélations sur ce dont l’Humain est capable pour assouvir son ambition, son désir irrépressible de dominer ses semblables et de se focaliser sur les différences au sein de notre espèce.

Le titre du texte « Les identités meurtrières » est bien évidemment inspiré du livre d’Amin Maalouf qui porte le même titre et où l’on questionne la notion de l’identité et les conflits que cette notion peut engendrer.

En ce qui concerne la couleur de Cham, un commentaire avait été fait suite à la première publication de mon texte :

Juste un détail: ne faites pas dire à la bible ce qu’elle ne dit pas : Cham, fils de Noé, a bien été maudit, mais la bible ne dit absolument rien sur sa couleur.

J’ai répondu que :

« Quand Noé se réveilla, il le maudit et dit : ‘Sois maudit Cham et puisses-tu être l’esclave de tes frères’ et il devint un esclave, lui et sa lignée, nommée Égyptiens, Abyssiniens et Indiens. Cham perdit tout sens de la décence et il devint noir et fut appelé impudique le reste de ses jours et pour toujours. »

Ce n’est pas directement extrait de la Bible, c’est vrai, mais d’un apocryphe syriaque chrétien du 5 ou 6ème siècle « la caverne des trésors » ou « livre de la descendance des tribus »… Apocryphe, certes, mais le lien entre couleur noire et esclavage y est très explicite !

Source : La caverne des trésors : version Géorgienne, éd. Ciala Kourcikidzé, trans. Jean-Pierre Mahé, Corpus scriptorium Christianorum orientalium 526-27, Scriptores Iberici 23-24 (Louvain, 1992-93), ch. 21, 38-39

La suite…

Le chemin est encore long pour avoir les idées claires… Et pour expliquer l’inexplicable à mes gosses… On peut trouver des raisons historiques, des ambitions, des envies de pouvoir pour expliquer des massacres mais ça, ça parle aux adultes. C’est triste d’être adulte en fait : on arrive à comprendre pourquoi, dans un contexte politico-sociolo-culturelo-(…) des massacres peuvent être commis.

Mais les enfants, eux, ça ne leur dit rien, ça reste incompréhensible.

N’hésitez pas à partager vos impressions, ça peut toujours aider.

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