Comment l’expliquer à mes enfants ? Commençons par le début. Le génocide a commencé le 7 avril

Article : Comment l’expliquer à mes enfants ? Commençons par le début. Le génocide a commencé le 7 avril
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7 avril 2019

Comment l’expliquer à mes enfants ? Commençons par le début. Le génocide a commencé le 7 avril

Je cherche un moyen d’expliquer l’inexplicable à mes enfants : pourquoi des frères et des sœurs décident de tuer leurs propres frères et leurs propres sœurs pour une idéologie, pour un dogme, pour rien d’objectif, en fait ? Je vous propose de m’accompagner dans ma réflexion afin de trouver une manière d’expliquer à mes enfants l’inexplicable.

Imigongo
Fabrication d’Imigongo. Crédits E. Leeuwerck

La vie a voulu que je voyage au Rwanda et puis que j’y reste plus de dix ans. Avec ma compagne, on y a passé de belles années, de très belles années. On a découvert le pays des milles collines et l’Afrique de l’Est en général, tellement loin des stéréotypes. Nos enfants ont grandi ici, ils ne savent pas ce qu’est la vie en Europe. Ma plus petite a 5 ans et mon plus grand fiston a neuf ans, neuf ans passés ici et il me demande, un jour « papa, c’est quoi le génocide ? ». Comme je ne sais pas comment lui expliquer pourquoi des frères et des sœurs décident de tuer leurs propres frères et leurs propres sœurs pour une idéologie, pour un dogme, pour rien d’objectif en fait, je réponds un peu lâchement « tu es un peu trop jeune… Laisse-moi le temps de prendre le temps de trouver la manière de t’expliquer ». Mais régulièrement, mon fils revient à la charge et oui, il a le droit de savoir. Il doit savoir. Je dois lui expliquer mais je ne sais toujours pas comment. Comment lui expliquer… Je ne sais pas comment lui expliquer. Mais j’y arriverai, je trouverai les mots, les métaphores qu’il faut peut-être. Mais avant, il faut que je réfléchisse, que je mette les choses à  plat, les émotions surtout… il faut que je me replonge dans mes réflexions, dans mes doutes, dans mes émotions qui ont traversé ma vie, nos vies depuis que nous sommes ici.

Je vous propose, si vous désirez lire plus loin mes lignes, de m’accompagner dans ma réflexion afin de trouver une manière d’expliquer à mes enfants l’inexplicable, l’insensé, l’immonde… L’immonde qui est en l’humain puisque ce sont des humains qui ont tenu les machettes, pas des monstres… Que ce sont des humains « normaux » qui ont planifié la Shoah, pas des psychopathes…

Comme il faut bien un début, commençons par le 7 avril, à Kanombe. Vous allez comprendre pourquoi on commence à Kanombe en lisant un texte que j’avais écrit en mai 2014 sur ce blog, ça titrait comme ça :

Machettes, pluie et mystique du massacre

Après avoir passé l’aéroport de Kanombe, en venant de Kigali, si on continue tout droit, la route débouche sur une piste en terre. Au bout de cette piste, on tombe sur une aire de stationnement devant un immense terrain entouré de barrières. C’est l’ancien domaine présidentiel de Juvénal Habyarimana qui a été reconverti en musée.

Sur les impeccables gazons de la propriété, des cérémonies de mariage sont organisées, ces évènements festifs contrastent de manière surréaliste avec le contexte historique du lieu. C’est bien ici que l’Akazu1, cercle secret de l’élite Hutu gravitant autour d’Habyarimana a été fondé. L’Akazu a été créé dans le but de planifier, préparer et mettre en œuvre le génocide de 1994. La villa au centre de la propriété est évidemment grande et pompeuse, une ambiance digne des livres d’Ahmadou Kourouma, alors que les Intore, les guerriers traditionnels du Mwami entament leurs danses, avec leurs coiffes blondes rappelant les crinières des lions, torses nus, pour le mariage qui est célébré. Alors que les percussions commencent à résonner, les collines au loin s’obscurcissent sous les nuages lourds de pluie et enragés par l’orage. Le vent se lève en trombe. Les percussions des Intore résonnent plus fort, à tue-tête, rivalisant avec le tonnerre encore lointain. Un début de saison des pluies comme les autres.

Le guide nous fait visiter la demeure avec un air indifférent, détaché. On apprendra par exemple que la petite pièce, au-dessus de la salle de sport, était celle dans laquelle le sorcier personnel du président Habyarimana était reçu pour de longues séances, on y accède par un passage secret. La couleur blanche de tous les murs de la maison était un conseil du sorcier. Ces éléments de sorcellerie peuvent paraître anecdotiques, mais ils revêtent cette dimension métaphysique de ce type de personnage, comme si le massacre de centaines de milliers d’êtres humains pouvait avoir une signification mystique. Les apparitions mariales de Kibeho au début des années 80 montrent à quel point les massacres pouvaient se transformer en message divin. Les visions des voyants étaient sanglantes, annonciatrices des tueries de 1994. Monseigneur Augustin Misago, évêque rwandais, en approuvera le culte public. Il sera accusé d’être impliqué dans les massacres de Kibeho durant le génocide2. Le Vatican n’est pas en reste et considère d’ailleurs l’Eglise rwandaise comme l’une des plus pures depuis le génocide, après s’être lavée par le sang3.

Avant d’entrer dans la chapelle de l’ancienne demeure d’Habyarimana, on observe la porte en bois massif sur laquelle est taillée un agaseke4 protégeant symboliquement la famille présidentielle. Quatre ans avant le génocide, le Pape Jean-Paul II, lors de sa visite dans le pays, viendra faire la messe entouré de la famille et proches d’Habyarimana et d’une bonne partie de l’Akazu.

Hors de la villa, il y a deux piscines, l’une était pour la famille et l’autre pour les serpents du Président. Les deux piscines sont vides. On dit que lorsque l’avion présidentiel est tombé, touché par un missile, dans la parcelle juste à côté de la propriété présidentielle, le plus grand serpent, celui du sorcier, sensé protéger le président de la mort, a disparu. En montant dans une guérite, placée à califourchon sur un mur de la propriété, on peut voir les restes de l’avion tombé en 1994. Étrange spectacle, tout est resté là, un chemin de terre passe entre les débris pour mener les vaches aux pâturages. Sur le ciment de la guérite, gravé, j’arrive à lire, « god with us, Akazu ». Je demande des explications à notre guide, elle me répond par un rire gêné, limite grinçant.

Habyarimana a été tué, avec le président du Burundi qui l’accompagnait à son retour des accords d’Arusha, pour avoir consenti un dialogue avec la guérilla du Front Patriotique Rwandais, le FPR5. Une trahison pour l’Akazu. Le point de non-retour était déjà atteint dans la mise en œuvre du génocide, les tueurs Intarahamwé6, encadrés par les Forces Armées Rwandaises (FAR), connaissaient le plan génocidaire et savaient déjà où tuer, par quartier, organisés comme lors des journées de l’umuganda, les travaux communautaires mensuels. Même le Président lui-même ne pouvait plus s’opposer au monstre qu’il avait participé à créer. On raconte encore à Kigali que Habyarimana tremblait en montant dans l’avion qui allait le ramener d’Arusha. Il connaissait le prix à payer pour avoir trahi la « maisonnée ».

L’avion du président abattu en avril 1994, ce sera le début du génocide. Cent jours de massacres intenses qui se solderont par plus de 800000 morts massacrés à la machette. A Kigali, le bruit de l’explosion de l’avion a été entendu dans toute la ville. La population en est restée terrée chez elle. Quelques heures après, la courant a été coupé dans toute la ville, des percussions ont commencé à résonner de tous côtés accompagnés des champs des Interahamwe.

A la sortie de la propriété de l’ex-président, la pluie tombe en trombe, l’orage est violent et fait peur. On n’aime pas toujours la pluie ici. Elle est assourdissante quand elle tombe sur la tôle des maisons. La pluie masquait le bruit des machettes et des cris lorsque les massacres ont commencé. Une vieille expat m’expliqua un jour qu’il y a eu une tentative de génocide dans le tout début des années 1990, mais les massacres n’aboutiront pas, les fusils utilisés n’avaient pas assez de munitions qui sont d’ailleurs trop onéreuses. Comment remédier à ce problème ? Utiliser un outil répandu dans toutes les campagnes, totalement anodin dans un pays essentiellement rural, et transformer cet objet destiné à débroussailler en arme à deux grand avantage : il ne doit pas être rechargé et tout le monde sait utiliser une machette.

1 La « maisonnée » en Kiniyarwanda

2 https://www.libertepolitique.com/vie-de-leglise/853-rwanda–les-apparitions-mariales-de-kibeho-reconnues-par-leveque-du-lieu

3 Une prière officielle louant le génocide Rwandais de 1994 est retranscrite en guise d’ introduction au livre « Le sabre, la machette et le goupillon »

4 Panier tressé en fibres de végétaux, aux formes coniques typiques de l’artisanat de la région des grands lacs

5 Guérilla à cette époque, converti en parti politique actuellement au pouvoir, formé dans les rangs de la diaspora tutsi en Ouganda

6 Milices génocidaires


C’est un début. Est-ce que je commencerais par une visite de la maison d’Habyarimana ? Je ne sais pas, je ne pense pas…

La suite bientôt, sur ce blog.

N’hésitez pas à partager vos impressions, ça peut toujours aider.

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