Rattraper le temps perdu ?

Article : Rattraper le temps perdu ?
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26 décembre 2020

Rattraper le temps perdu ?

C’est ma collègue qui m’a signalé que j’avais l’air d’être au bout de ma vie. C’était vrai, ça avait été une matinée à tenter de rattraper un peu de temps perdu à Bruxelles, où je suis de retour.

Crédits image : Eric Leeuwerck

C’était l’une de ces journées de fin d’été ou de début d’automne, je ne sais plus vraiment mais en tous les cas, le changement de saisons ne se faisait pas sentir et sur mon vélo, je commençais à percevoir de grosses gouttes de sueur dans le dos. J’ai rapidement déposé mon bicycle pour monter quatre à quatre les escaliers qui mènent à l’étage de chimie. C’est là que ma collègue m’a lancé :

– Ça va ? Tu as l’air au bout de ta vie…

Je lui ai répondu en une expiration essoufflée :

– Ah ? Oui, ça va, et toi ?

« Ça va, et toi… », pour essayer de faire semblant de rien, en sueur, rouge – très probablement, essoufflé et plus de quinze minutes en retard pour donner mon cours de chimie, à tenter de récupérer les élèves qui essayaient de s’échapper par l’autre côté du pallier en criant « il est lààààà ! »

– Oui, ça va, me répond ma collègue, inquiète.

Accoudé à la rampe, mon souffle est revenu petit-à-petit, les élèves en cavale aussi, penauds. Et nous sommes enfin rentrés dans le local de chimie.

C’est vrai que cette matinée n’a pas été de tout repos. On a d’abord été déposer les enfants à l’école mais ça, ça a été. C’est au moment d’aller m’essayer une veste de pluie au centre-ville avec ma compagne que ça a commencé à devenir compliqué. Tout est venu assez progressivement jusqu’à arriver au sommet de cet escalier, à reprendre mon souffle.

J’avais besoin d’une veste cirée pour rouler en vélo sous la pluie. La veste était bien et pas trop chère mais, même une taille au-dessus, mes poignets sortaient des manches. J’ai même fait des sortes de flexions pour en être sûr où j’ai manqué de casser le nez d’une cliente du magasin qui s’est mise à broebeller une injure derrière son masque. Il faut dire que j’ai des bras disproportionnés, mes mains m’arrivent presque à mes rotules en position debout et quand je remue dans une veste à l’essai au milieu des rayons – car je n’estimais pas avoir le temps de le faire en cabine – on pourrait facilement me confondre avec un bonobo venant de se défaire les attaches des manches de sa camisole de force.

Enfin, soit, je n’ai pas acheté la veste, même si la couleur m’allait à ravir. J’ai surtout réussi à ne rien casser dans le magasin.

On s’est alors dit avec ma compagne qu’on irait bien boire un petit café et manger un petit croissant. J’ai récupéré mon vélo que j’avais enroulé dans une longue chaîne de cadenas sans vraiment l’accrocher à rien en fait, qui voudrait voler mon vieux vélo retapé à la hâte pour les déplacements en ville ? Mais quand-même, c’est un Motobecane club, il est joli, bleu avec des gardes-boue chromé et les changements de vitesses sont des manettes placées sur le jeu de direction. Enfin, soit.

On s’est mis à l’aise en bordure du piétonnier à regarder les badauds masqués, il me semble même qu’un type avait placé un masque sur la gueule de son chien. On a alors discuté de choses importantes avec ma compagne, de comment se sentent les enfants dans leur nouvelle école – qui n’est pas une gentille école de Bisounours comme à Kigali – des travaux qui nous restent à faire, le moral de mon père, des souvenirs, de retrouver Bruxelles après toutes ces années, si je pense encore souvent à ma mère. Mais alors qu’on s’est enfin décidés à siroter nos cafés du bout des lèvres – auriculaire en l’air, je suis pris d’un doute et me demande si je ne me suis pas trompé en consultant mon horaire ce matin… C’était le cas, ce qui m’a fait le même effet que si j’avais été propulsé d’une heure dans le futur sans en avoir été averti. Et tout s’est accéléré, j’ai englouti le reste de café et bu mon croissant, ou peut-être le contraire, fait un bisou à ma compagne, enfourché mon vélo comme un cow-boy et je suis parti en moulinant très vite, fait demi-tour, revenu vers ma femme, descendu de mon vélo, attrapé mon sac à dos que j’avais oublié sous ma chaise, fait un bisou à ma compagne, enfourché mon vélo comme un cow-boy et je suis reparti en moulinant très vite, j’ai changé de vitesse en abaissant la manette sur le tube de direction et pédalé enfin pour de vrai en roulant des épaules.

Et vu que j’étais au centre ville, je me suis dit que ce ne serait pas mal de passer par la Grand-Place. J’y ai roulé à toute vitesse, tremblotant de la course sur les pavés, la tête en l’air pour essayer de fixer le dragon qui agonise au sommet de la flèche de l’Hôtel de Ville et, même s’il y avait peu de monde sur la Grand-Place, rouler la tête en l’air quand on est en retard n’est pas une bonne idée et si une dame ne s’était pas mise à signaler sa présence à coup de cris, je lui serais très certainement rentré dedans. Je me dis que j’aurais peut-être le temps de vite passer devant Manneken-Pis si ce n’était que je me suis fait arrêter à un coin de rue par des types en embuscade. Le premier, à la coupe de cheveux bien faite, tenait un micro et m’a dit en fransquillonnant – c’est à dire que vous devez devez rajouter « un » avant chaque ponctuation dans les phrases suivantes :

– Monsieur ! Nous sommes de TF1, vous avez quelques minutes pour nous ? (La phrase franquillonnée donne ceci : – Monsieurun ! Nous sommes de TF1un, vous avec quelques minutes pour nousun ?)

– Euh…

– D’accord ! Nous voudrions vous poser quelques questions sur la décision du gouvernement belge d’assouplir ses mesures sanitaires, en particulier en ce qui concerne le port du masque, blablabla. (La phrase franquillonnée donne ceci : – D’accordun ! Nous voudrions vous poser quelques questions sur la décision du gouvernement belge d’assouplir ses mesures sanitairesun, en particulier en ce qui concerne le port du masqueun, blablablaun.)

J’ai entrepris, essoufflé, une réponse tout en laissant mon regard passer de la caméra d’un autre type de l’équipe de terrain de TF1, vers la coupe de cheveux du journaliste, à un autre mec, visiblement avec eux aussi qui se roulait presque par terre avec une Go-Pro au bout d’une tige traquant les prises de vue pittoresques du centre de Bruxelles : des jantes de voitures, des semelles et les roues de mon vélo. Je me suis aussi fait une une rapide réflexion sur la similitude entre la coupe de cheveux du journaliste et le mousse de son micro.

– Euh, ouais, euh, alors, je pense que oui, hein ?

Pendant que je tentais de formuler quelque chose de cohérent et de sensé, le gars à la Go-Pro s’est presque couché par terre alors que le gars au micro hochait la tête en clignant doucement les yeux, ce qui lui donnait une certaine expression condescendante à mon égard. J’ai poursuivi.

– C’est effectivement une sorte de soulagement, ouiiiiiiiiii, sommes-nous à la fin ? Est-ce un signe que nos efforts ont été utiles ? Probablement, mais ce n’est pas sûr… Mais moi, ça ne change rien, je suis enseignant, voyez-vous ? Alors le masque, ça ne changera pas pour moi, je devrai quand-même continuer à le porter, et puis les élèves aussi, c’est surtout contraignant pour eux, les élèves, les jeunes, vous voyez ? Oui ? Vous voyez ? Alors, le masque c’est quand-même toute la journée, alors, voilàààààààààà.

J’ai conclu avec des trucs du genre « responsabilité collective », ou encore « l’autoritarisme », la « responsabilisation » et j’ai même envoyé du « tout un chacun ».

« Tout un chacun », pffffff.

– Aaaaaaaaaaaaaaallez ! Me lance alors le journaliste dont la coupe de cheveux pouvait vraiment se confondre avec son micro – j’en étais à présent convaincu ; merci beaucoup et bonne journée Monsieur ! (La phrase franquillonnée donne ceci : Aaaaaaaaaaaaaaalléun ! merci beaucoup et bonne journée Monsieurun !)

– Meeeeeeeeerci et à vous aussi Monsieur !

Et cette interview s’est terminée comme si j’avais été m’acheter quelques tranches de jambon cuit. Et moi, je n’avais plus le temps de passer voir le petit Julien. J’ai remis mes pieds aux étriers en jouant du mollet et je me suis vite retrouvé à la fin de mon ascension des Marolles, sous le Palais de Justice. J’ai repris mon souffle en roulant sur le plat qui mène vers le rond-point Louise en me disant que j’ai été con d’accepter une interview de TF1, que si mes potes me voient sur cette chaîne, ils vont bien se moquer de moi. Je me suis d’un coup fait sortir de mes pensées par une voiture qui a essayé de m’éjecter du rond-point Louise, il m’a klaxonné dessus rageusement, mais moi, ma sortie, elle était plus loin, alors, je lui ai fais signe de la main de se calmer, assez gentiment je trouve mais il a continué de klaxonner, et alors que je passais devant lui, il avait déjà baissé sa vitre pour me gueuler « va te faire foutre avec ta main ! » Il a donné un coup d’accélérateur en faisant vrombir son moteur de merde – là, je commençais à m’énerver – passe dangereusement juste derrière moi ce que j’ai gratifié d’un vociférant « connard » et d’un doigt d’honneur fièrement dressé dans les airs – et c’est là que je vous rappelle mes longs bras et mes allures de bonobo, mais à vélo. La voiture s’est arrêtée en crissant des pneus, j’ai courageusement donné un bon coup de pédale, j’ai actionné la manette pour changer de pignon et filer au plus vite et clac ! Le câble du changement du dérailleur a pété. Désormais branché par défaut sur le petit pignon, en pleine fuite, j’ai réussi à sentir le moindre petit muscle de mes cuisses dans l’effort. Heureusement pour moi, le gars en voiture était finalement parti intimider d’autres usagers faibles au carrefour suivant. Moi, j’avançais à grand-peine, je sentais la sueur perler dans mon dos, sur mon front, partout en fait. L’heure m’a rappelé que je n’aurais pas été en retard si seulement… si seulement j’avais essayé de rattraper le temps perdu.

Mes pensées étaient surtout occupées par le « va te faire foutre avec ta main » : mais comment est-ce techniquement possible ? Ça me perturbait.

Crédits image : Eric Leeuwerck

J’ai réussi à arriver, pas à l’heure, j’ai juste réussi à arriver à mon école : les escaliers, les élèves qui filent et ma collègue face au bout de ma vie.

– Ah ? Oui, ça va, et toi ?

Je dois avouer avoir de la chance avec mes nouveaux collègues, ils sont chouettes. Je bosse maintenant dans une immense école du sud de Bruxelles au-delà du Bois de la Cambre, le genre d’école où on parle plein de langues différentes et où, une fois, on m’a dit « oh ? so you are native ? » quand j’avais expliqué à une collègue que j’étais bruxellois.

– Alors M’sieur ? Pourquoi vous êtes en retard ?

Évidemment, rentrés en classe, les élèves n’allaient pas d’abord prendre leur cours de chimie impatients d’en savoir plus sur la classification périodique des éléments. Je leur ai jeté en pâture un récit vite bouclé : TF1, veste aux manches trop courtes, insultes très techniques d’automobilistes odieux ; ils avaient l’air satisfaits, sauf pour cette histoire d’interview.

– Alors comme ça vous me prenez pour un mytho ?

– Oui Monsieur !

– Alors regardez TF1 ce soir ! Et vous verrez alors si je suis un mytho !

– D’accord !

Et voilà que finalement, je préférais me faire railler par mes potes plutôt que de perdre la face devant mes élèves.

En début de soirée de cette même journée, on s’est retrouvé devant la télé avec mon père, sur TF1, « reportage en Belgique où notre équipe s’est rendue à Bruxelles » – prononcé [bʁyksɛːlœ̃].

– C’est maintenant que tu vas passer ? me demande mon père, inquiet.

– Oui, en théorie

Le reportage a commencé et le belge n’est visiblement pas content :

– On n’y comprend plus rien !

– Franchement ! C’est du foutage de gueule quoi !

– Moi, vous savez, je pense que c’est calculé, c’est voulu !

– (…)

Les interventions du bruxellois moyen sont vraiment relevées et, fin du reportage, merci à toute l’équipe qui a été sur place.

– C’est maintenant que tu vas passer ? me demande encore mon père.

– Non, c’est fini, le reportage est fini.

– Mais ? Tu n’es pas passé ?

– Non…

– Mais je croyais que tu allais passer, me répète mon père avant de reprendre une gorgée de sa bière.

– Eh bien non, je ne suis pas passé.

– Ah bon. Et tu n’es pas trop triste ?

Quelle drôle de question. Bien sûr que je n’étais pas trop triste, j’étais même soulagé. Je me disais avec un peu d’orgueil que mes réponses n’avaient pas été du niveau du téléspectateur moyen de TF1, que mes potes n’allaient pas se foutre de moi et que de toute façon, mes élèves ne se mettaient pas devant le JT de TF1 en soirée.

– Non, ça va, c’est pas grave.

Mon père, lui, je le sentais triste. Je l’observais du coin de l’œil, il reprenait une gorgée de bière, j’imaginais que son circuit de la récompense frustré demandait une goulée de son breuvage pour compenser sa déception de ne pas avoir vu son fils sur TF1.

Il y a quelques mois, mon père perdait sa compagne, sa femme, sa confidente, sa meilleure amie, ma mère ; il est inconsolable.

Est-ce qu’on se voyait, il y a un an, ma compagne, moi et mes enfants, de retour à Bruxelles ? Oui et non. On aurait pu continuer nos aventures en marge du monde autoproclamé « premier », on n’était pas mal à Kigali.

Mais le monde n’est désormais plus celui d’avant.

Crédits image : Eric Leeuwerck

L’enterrement de ma maman a eu lieu un matin, avant le premier confinement. Cancer fulgurant, on n’a rien vu venir. Et après, le monde a continué de s’effondrer, comme ça.

– Ça va aller ? j’avais demandé à mon père sur les marches de l’église du quartier de mon enfance.

– Oui, a-t-il simplement répondu, ça va aller.

On parlait déjà de ce truc étrange à Wuhan, des gens commençaient à s’exciter. Pour un début de scénario, c’était très mauvais : des animaux sauvages mangés dans un marché en Asie, des complots et des scientifiques fous tergiversaient sur des morts mystérieuses. Et surtout, ma planète allait se confiner.

Bien entendu que ça n’allait pas aller pour mon père. Alors, entre deux vagues, nous avons pris le retour pour la Belgique.

– T’es sûr que tu n’es pas trop triste ? m’a encore demandé mon père.

Même si le Rwanda nous manque, même si il n’y a pas de père parfait, de mère parfaite, et encore moins de fils parfait. Pourrait-on rattraper le temps perdu ? Éternelle question. Je regarde encore mon père. Il a les larmes aux yeux, encore. Je lui serre l’épaule.

– Non, ça va, ne t’en fais pas, je ne suis pas triste, c’est pas important

On est ensemble, c’est ce qui compte. On ne rattrapera pas le temps perdu, mais on est ensemble. Le présent comblera les vides du passé ; peut-être.

Et le futur ? Bah, il est bien assez capricieux pour qu’on lui prête trop d’attention.

Prenez soin de vous et de vos proches.

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Commentaires

Fanchon
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Merci pour la course poursuite contre la montre et l’ambiance de bout en bout. Pas besoin d’images, tout est là dans le rythme, dans ton talent pour nous partager des instants et la présence d’une multitude de personnages.
Je ne savais pas pourquoi vous étiez rentrés.

Lagrenouille
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Merci Fanchon

La salamandre syndicale
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Tes vrais potes ne regardent pas TF1-un
Enfin je crois-un :D

Lagrenouille
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Hahaha !
Toi, t'es un vrai pote ;-)